Au-delà de la mémoire.
Paul G. Sergeant.
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Libye, ville de Al Khums – 20 juillet 2011, 18 h 23.
Un officier, coiffé d’une casquette de commandant de l’Armée Libyenne, le visage dissimulé derrière une cagoule kaki, vêtu de son uniforme de combat, se tenait debout face à ses troupes cagoulées de noir. De sa voix rauque, il briefa les soldats sur l’assaut de la ville de Al Khums. L’attaque, programmée depuis quelques jours, aura lieu aujourd’hui même. Il gesticulait, en aboyant des ordres, et les soldats se mirent au garde à vous.
— Départ immédiat ! hurla l’officier. Exécution !
Immédiatement, la troupe se mit en route. Le convoi arborait le drapeau du régime de Mouammar Kadhafi. Il fonçait vers Al Khums. À peine arrivés dans le village, les soldats, anonymes derrière leurs cagoules sombres, sautèrent de l’arrière des camions, les armes à la main. Ils devaient exécuter avant tout les femmes, ordre du chef. En voici une, là-bas !
Dans une rue bordée de maisons en feu, une femme courait, poursuivie par un soldat en uniforme. L’officier cagoulé, debout sur le siège arrière de sa Jeep criait, de toutes ses forces, de sa voix rauque, pour encourager le soldat. Il lui ordonna d’abattre «cette traîtresse». Alors, le soldat mit en joue la silhouette, qu’il ne voyait que de dos, et tira. Il l’abattit d’une rafale de Kalachnikov.
Un peu plus loin, un autre soldat défonçait d’un coup de pied violent la porte d’une maisonnette. Une vieille femme et sa petite fille se tenaient dans la pénombre, assises sur des chaises. Le soldat avait les yeux injectés de sang.
— Le commandant a dit de liquider toutes celles qui refusent de se plier, toutes sans exception.
Il tira en rafale, abattit les deux femmes et reprit aussitôt sa course, à l’affût du moindre signe de vie.
—Le commandant a dit d’exterminer toutes ces insoumises, toutes les désobéissantes de sa race.
L’officier commandant, à la cagoule kaki et au timbre rauque, debout à côté du pilote de la Jeep, haranguait les soldats qui infiltraient chaque ruelle et exploraient le moindre recoin de la petite ville. Il excitait les soldats de la voix, son véhicule se déplaçait à toute vitesse à droite, à gauche, on le croirait partout à la fois.
— Ne laissez aucune chance à ces bâtardes ! s’époumona l’officier, tirant lui-même à tout-va.
Il vociférait et ricanait, pointant son arme sur une femme qui s’enfuyait, sur une autre qui se cachait.
— On aura toutes ces vermines jusqu’à la dernière ! Au nom de notre guide, au nom de notre guide Kadhafi, exterminez toutes ces chiennes qui se font engrosser pour donner vie à des mécréants !
L’officier avait repéré, au loin, un attroupement, il cracha par terre et ordonna à son chauffeur de foncer droit dessus. Des gens paniqués couraient dans tous les sens. Le véhicule se rapprocha d’eux, l’officier aperçut deux jeunes filles terrorisées qui se tenaient la main, l’une avait les cheveux défaits, des cheveux bruns avec quelques fines mèches blondes à l’occidentale. L’officier devint fou de rage, il fut aveuglé par un violent flash et les images s’entrechoquèrent dans son esprit :
— Une jeune européenne blonde avec de fines mèches noires, «comme les libyennes » disait-elle en riant pour expliquer les mèches à un tout jeune Libyen qui lui tenait la main… Le jeune libyen qui s’approchait d’elle, le jeune libyen…
La vision n’avait pas duré plus de cinq secondes en tout et pour tout, mais bien assez pour que l’officier perde pied. Il se figea, tenta de maîtriser le souffle de violence qui serrait sa poitrine. Il libéra sa souffrance en poussant un cri déchirant, puis expira profondément pour tenter de se reprendre. Quand l’officier revint à lui, il se retrouva face aux deux adolescentes traquées. Elles étaient restées là, paralysées et tremblantes, prises au piège. Dans un reflux de haine, il les mit en joue et les abattit froidement.
— Qu’elles payent, qu’elles payent pour la Française !... Les révoltées, celles qui voulaient s’instruire.
Moktar, un homme d’une trentaine d’années, assista à la scène. Horrifié, il se mit à fuir par une ruelle où il découvrit des corps de femmes, allongés sur le sol. Épouvanté, il courut alors jusqu’à la place centrale et se retrouva à découvert, face à l’officier sanguinaire, debout dans sa Jeep à l’arrêt. Moktar stoppa brutalement et chercha du regard une cachette à proximité. L’officier, coiffé de sa casquette militaire, le visage toujours cagoulé, s’amusa à lui tirer dessus en visant les talons. Il riait de le voir détaler comme un lapin, sautillant de ci de là pour échapper aux balles. Il l’épargna.
Moktar se réfugia en toute hâte derrière un buisson, il tremblait de rage, d’impuissance. Une haine grandissante s’empara de lui.
— Toi, je saurais un jour qui tu es ! Je te jure que je ne te lâcherais pas ! fulmina-t-il sans quitter l’officier des yeux.
Le chef du convoi militaire se remit à hurler, il proférait des menaces, tout en continuant à tirer d’incessantes rafales :
— En l’honneur de notre guide suprême, rassemblez ces vermines, cria-t-il à ses soldats qui poursuivaient des femmes terrorisées.
Les soldats les regroupèrent contre un mur. Le vêtement bleu, de l’une d’entre elles, attira les yeux fous du chef militaire. La vision revint à nouveau dans son esprit :
— Non, pas ça !
La même vision le hantait.
— Elle me poursuivra tant que ces rebelles ne soient toutes exécutées ! La jeune européenne blonde aux mèches brunes, le libyen, un adolescent, tout juste un adolescent… Leurs mains, leurs mains qui se touchaient.
Il vomissait sa haine en injures et menaces et tira, tira, tira encore.
Moktar assistait au massacre perpétré par ce convoi de la mort, orchestré par ce commandant barbare. Il s’appliquait, le plus froidement possible, à enregistrer dans sa mémoire chaque trait, chaque attitude, chaque détail repérable chez l’officier : sa casquette de commandant, la forme et la texture de sa cagoule, ses gestes précis et déterminés, son physique, sa posture quand il se tenait debout dans la Jeep, ses mains, une grosse chevalière en or avec un diamant incrusté à son annulaire droit et sa façon si particulière de tirer avec sa Kalachnikov, comme s’il arrosait une pelouse au jet.
Moktar pourra reconnaître sa voix entre mille. Moktar savait maintenant que sa vie n’aura de sens que pour rétablir la justice, en faisant la peau à ce fou vandale. Il se mettra sur la piste de l’officier masqué. Il devra coûte que coûte retrouver le criminel et lui faire payer ces ignobles tueries.
Moktar connaissait chacune des femmes d’Al Khums. Il avait grandi avec elles. Il avait aujourd’hui trente ans, il savait ce qu’il devait à chacune de ces jeunes filles, à celles, plus âgées, qui auraient pu être une mère pour lui. Il s’était nourri de la sagesse des vieilles femmes qui l’avaient toujours écouté et accompagné durant sa vie d’enfant et de pré adolescent. À toutes et à chacune, il jura vengeance, en serrant les dents. Emporté par cette volonté de justice, il n’entendait plus les tirs qui fusaient de tous les côtés ni l’officier ordonnant au chauffeur de reprendre la battue.