Audiovisuel & Ecritures

Audiovisuel & Ecritures

Entre ombre et lumière


CHAPITRE 3

 

Novembre 1988

 

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vous prie de bien vouloir m’excuser de vous importuner pendant votre trajet. Voilà, je suis au chômage depuis deux ans, je n’ai plus de ressources, plus de foyer. Malgré tout, je veux m’en sortir et rester propre physiquement et moralement. Au lieu de voler, de vendre de la drogue ou de tuer, je préfère travailler ou encore faire la manche. Si vous avez de menus travaux à faire, employez-moi, je suis un bon bricoleur. Sinon une petite pièce, voire un ticket restaurant, me ferait énormément plaisir. D’avance merci, messieurs, dames, pour tout ce que vous pourrez faire pour moi.

 

Grand, brun, maigre, mal rasé, des mèches de cheveux rebelles, vêtu d’un coupe-vent aux couleurs délavées et d’un pantalon de survêtement gris et sale, troué de toutes parts, le jeune homme, d’une trentaine d’années, venait de lancer son cri de détresse aux citoyens de cette société en pleine dérive. En maintenant un équilibre précaire, il avançait dans l’allée du compartiment de ce RER qui emmenait tristement les voyageurs de banlieue vers la capitale. Les usagers, dans leurs pensées embrumées, n’entendaient plus ce genre de cri de désespoir, car leur nombre était devenu, en ces temps de crise, de plus en plus important. Quelques bonnes âmes donnèrent une piécette au malheureux, Pierre Dino faisait partie de ces généreuses personnes. Il ne donnait pas systématiquement, mais, aujourd’hui, il le fit pour conjurer le mauvais sort qui s’acharnait sur lui, ces derniers temps. Assistant réalisateur pigiste sur les chaînes de télévision, voulant bien lui fournir du boulot, il venait de subir une période de trois mois sans travail.

 

Âgé de trente-six ans, il avait, tout comme Serge Debat, trimballé sa petite stature ronde sur de nombreuses productions télévisuelles, s’étant promené, suivant les demandes, sur la 2, la 3, la 6 et sur la 1. Ses yeux marron clair n’avaient pas perdu de leur vivacité. Sa moustache brune, qui ornait son visage rond, ajoutait de la malice à ses traits. Mais, comme tout le personnel intermittent du spectacle, il subissait la crise ; cette crise indéfinissable, impalpable, régnant sur le monde de l’audiovisuel. Était-ce l’apparition de nouvelles chaînes privées, telles que Canal, La 1, La 6 ou La 5, qui provoquaient, par le fait d’une concurrence acharnée et non encore maîtrisée, cet état de crise ; ou bien encore, le manque d’imagination, de prises de risques d’une caste dirigeante, peu incitée aux changements profonds, pouvant se retourner contre eux ? Personne ne savait ou ne désirait réellement le savoir, laissant la crise prendre ses aises aux dépens d’une population d’artistes et de techniciens. Comme les autres, Pierre Dino en subissait les conséquences.

 

Après de fastes périodes, il vivait péniblement, acceptant des missions de deux jours, voire d’une journée, alors que ses compétences lui avaient souvent permis de suivre la fabrication d’une émission régulière, lui assurant du travail pour toute une saison. Mais depuis, ces temps bénis se faisaient de plus en plus rares. Il devait ainsi, à chaque fois, s’adapter rapidement aux animateurs, producteurs, réalisateurs et équipes de la nouvelle mission. Il se devait de séduire, encore et toujours, les principaux acteurs de l’émission, se montrer efficace, faire à nouveau ses preuves, sans droit à l’erreur.

 

Descendant du RER qui l’amenait vers Paris, Pierre pensait à tout cela, avec un peu de trac dans le regard. Il était sur le haut de la plus belle avenue de Paris : les Champs Elysées. Dans le froid vif, il attendait l’équipe technique avec laquelle il effectuerait un tournage. Pierre Tchernia devait enregistrer quelques interviews de personnalités ayant connu Marcel Pagnol, thème principal de cette émission. Le cadre du prestigieux Fouquets avait été choisi pour ses murs ornés de nombreuses photos illustrant le cinéma. Un certain nombre de ces clichés représentait Marcel Pagnol au travail, des acteurs ayant participé à ses films ou encore des scènes célèbres de son œuvre cinématographique.

 

L’équipe technique arriva en Renault Espace, contenant tout le matériel technique, conduite par le cadreur, accompagné de son assistant. Pierre guida toute l’équipe sur le lieu du tournage. Connaissant la plupart des techniciens, il commença, comme à son habitude, à détendre l’atmosphère en plaisantant. Puis, il expliqua à Philippe Vichu, le cadreur, et à toute l’équipe ce que le metteur en images attendait d’eux. Informé, le petit groupe de techniciens se mit au travail. Rapidement, il transforma le tranquille premier étage du restaurant en un chantier bruyant, au grand dam des serveurs stylés du Fouquets. Le réalisateur, en compagnie de Pierre Tchernia, arriva sur les lieux et s’approcha des techniciens. Les deux hommes saluèrent chaque membre de l’équipe, un geste naturel et banal, mais peu effectué par des présentateurs vedettes, alors qu’il est très apprécié par toute équipe technique. Avec son réalisateur, Pierre Dino vérifia le plan de travail. Il était à quelques centimètres du présentateur vedette. Le géant bossu le déconcerta quelque peu.

 

Dino ne mesurait qu’un mètre soixante-huit et, face à cette carrure impressionnante, il comprenait maintenant pourquoi on avait classé monsieur Tchernia dans la catégorie des « monstres sacrés ». Lors du tournage, il s’aperçut aussi que le grand Tchernia était la gentillesse même. La star se pliait à toutes les exigences de son réalisateur et aux différentes contraintes techniques. Si un membre de l’équipe mettait un certain temps à régler un problème, monsieur Tchernia s’ingéniait à raconter de croustillantes anecdotes sur le métier et ses différents acteurs. Il prenait un malin plaisir à narrer ces histoires, en tentant, à chaque fois, de faire de bons mots. Il préférait de loin proférer des calembours, au lieu d’être gratuitement méchant avec les victimes de ses récits. Si un technicien devenait excessivement exigeant, il l’engueulait d’une voix bourrue, en lâchant un mot bien senti que l’on ne pouvait prendre au sérieux.

 

Grâce à ce personnage, tout se déroula bien. Durant le tournage, Pierre Dino joua son rôle d’assistant efficace à la perfection, exécutant, tour à tour, les tâches de tapissier, en amenant de lourdes tentures derrière Pierre Tchernia et ses invités, d’éclairagiste, en punaisant des feuilles de gélatine bleue sur les fenêtres, de souffleur, en maintenant face au présentateur de grandes feuilles de papier où étaient inscrits les textes de liaison. Toutes les séquences furent rapidement enregistrées et le tournage se termina dans les délais. Philippe Vichu, jeune quadragénaire à la banane brune éternellement gominée, remettait la caméra dans sa caisse. Il donna ensuite à Pierre Dino les cassettes vidéo du tournage.

 

—- Tiens, mon petit Pierre ! Ne les perd pas, c’était un tournage sympa ! Cet après-midi, ce sera différent.

—- Pourquoi, tu tournes cet après-midi ?

—- Hé, oui ! Nouvelle gestion ! Tu sais, maintenant on travaille de plus en plus par demi-journées. Fini le temps où l’on partait trois à quatre jours pour un reportage.

—- Oui, comme à Pierrefonds, on avait fait un sacré pique-nique, tu t’en souviens ?

—- Et comment ! Ou quand on est parti à Rennes pour filmer une école de danse, avec leur spectacle à enregistrer.

— Avec le petit père Agostini ! Je m’en souviens encore, j’avais tenu le rôle de la nounou : sa compagne, Odette Joyeux, s’était cassée la jambe. Il avait fallu, avec le chef de production, la transporter à bras le corps dans l’ambulance.

— Au moins ça, c’était du tournage rock ’n roll ! C’est plus comme maintenant, on fait de la soupe ou du sensationnel pour retenir l’attention des téléspectateurs, bientôt ce ne sera plus La 2, mais France dimanche ! Si je ne m’étais pas aussi inscrit sur le planning du journal eh bien je m’ennuierais, en me contentant uniquement de la production.

Mais, tu n’avais pas suivi des cours pour postuler comme directeur    photo ?

— Oui, mais la promotion interne ne se fait que s’il y a une place de libre. Sans compter qu’ils préfèrent toujours utiliser les « dir-phot » de la S.F.P.[1], de vieilles habitudes, tu vois ? Et toi, tu te fais de plus en plus rare sur cette chaîne, tu ne voulais pas passer à la réalisation ?

— Je devais ! Quand tu es assistant et pas trop mauvais, on t’apprécie sur le moment. Mais, dès que tu demandes une faveur pour obtenir une réalisation, on ne te connaît plus. Des promesses, des accords verbaux, oui ! Mais s’il faut confirmer le tout par des écrits, voire des actes, il n’y a plus personne ; enfin pour des gens, comme moi, n’ayant aucun appui privilégié dans la profession. De vrais amnésiques, des ingrats, des hypocrites !

— Je sais ! Merde !

— Qu’est-ce que t’as ?

— Regarde ma caisse, elle part en couille !

— Ce n’est qu’une vis, un coup de tournevis et c’est réglé !

— Et t’as un tournevis, toi ?

— Un bon assistant a toujours tout dans ses poches, même si ça les déforme un peu !

 

Sous les yeux de Philippe, Pierre Dino sortit des poches de son blouson un couteau à cran d’arrêt et un couteau suisse à multiples fonctions :

 

Hé, équipé le Pierrot !

— Toujours !

— Le couteau suisse, je comprends, mais le cran d’arrêt ?

— Tu ne vas pas me dire qu’en extérieur, tu n’as jamais fait un bon casse-croûte ? Pour couper le pain, le sauciflard et le calendos, y a pas mieux que le cran d’arrêt !

— Je te crois sur parole ! Merci Pierrot ! Au poil ! Tout est arrangé ! Je te quitte, mon petit Pierre. Il me reste peu de temps pour prendre, comme tu dis, un casse-croûte avant d’enchaîner sur l’autre tournage.

— Salut Philippe, peut-être à bientôt !

 


new couv entre ombre et lumière numérique.jpg
[1]
                              Rappel : S.F.P. = société française de production.



24/11/2021
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 32 autres membres