extrait "La confession d'un lâche"- roman
Dans ma prison tout est triste, tout est gris, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les jours passent comme des heures, dans une monotonie implacable, dans un rite absolu où tout mouvement, toute lueur, toute attitude sont régulièrement programmés, prévisibles. Aucun événement extérieur ne peut perturber ce rythme lent, destructeur de toutes énergies. Mes gardes accentuent cette sensation en se composant un visage aussi sobre, aussi sympathique que toutes les portes de ma geôle: strictes et efficaces. Tout comme mes frères d’infortune, je subis, sans réagir, sans aucune volonté de me révolter contre cette ambiance, car j’ai été jugé coupable. Et je l’admets, je l’étais.
Mon crime est le pire des crimes que l’être humain puisse commettre dans cet univers mesquin, j’ai tué mon seul amour. J’ai laissé s’enfuir de ce monde composé de millions de fourmis, de nains universels, un être cher qui m’a donné tout son amour, qui dans ma chair a laissé une trace indélébile, éternelle, tout au moins tant que, sur cette terre, un souffle de vie me sera accordé. Dans une France, qui était peuplée à l’époque d’une soixantaine de millions d’individus, le hasard, manipulateur subtil, a voulu que nous nous rencontrions, décidé que deux êtres isolés, perdus dans un monde où ils se sentaient inadaptés, se découvrent pour le bonheur d’un amour et le malheur d’un drame, si ce n’est l’inverse.
Inconscients de cette aventure écrite par un destin sadique, nous avons accepté d’apprivoiser nos peurs d’enfants, de mettre en commun nos espoirs futiles, de partager des moments de rêves consentis, de nous mentir pour maintenir la subtile fragilité d’un couple, de nous aimer hypocritement, pour l’un, passionnément, pour l’autre, en attendant mieux. Le piège s’est refermé sur le lucide, sur le profiteur, sur le fier, sur l’orgueilleux, sur l’individu imbu de sa personne: le piège s’est refermé sur moi.
Progressivement, l’amour a grandi, les sentiments se sont épanouis, sans qu’on y prête une attention quelconque. J’ai laissé faire, en pensant qu’à tout moment je pourrais maîtriser le phénomène. Mais il n’en fut rien: quand cet amour s’est fragilisé pour une futilité, je l’ai laissé s’enfuir sans en prévoir les conséquences néfastes. Il a disparu de mon monde, de mon quotidien. Et par le fait de son absence, j’ai senti, en égoïste sublime, à ce moment tardif, que j’en avais besoin, qu’il était essentiel à mon équilibre, qu’il m’était vital. Avec maladresse, j’ai tenté de le faire renaître, de le reconstruire en me faisant miel, en suscitant des réactions de tendresse, en multipliant les gestes d’attention, mais rien n’aboutissait. Le mal était là et faisait son œuvre destructrice, en s’associant avec l’indifférence et l’attitude inconsciente qui se caractérisèrent par le repli sur soi de l’être aimé. Devant ce mur construit par l’autre, j’étais impuissant. Et au lieu de réagir, de me battre pour sauver tout ce qu’il était possible de sauver, je me suis plongé dans mon monde, dans un univers précaire où l’intermittence tant du travail que des relations était de mise: je me suis
drogué au boulot, comme d’autres le font à la cocaïne ou avec divers expédients. Cette éphémère escapade me rendit plus fragile, les missions se multipliaient et mes cicatrices sentimentales grossissaient, amplifiant mon mal de mâle délaissé.
Alors je me suis rendu à l’évidence et aux autorités de mes sentiments, prêt à subir la punition que je méritais. Et depuis, dans cette prison triste où tout est gris, je subsiste. Les jours passent comme des minutes, avec la même régularité monotone. Mon travail m’a lâché et je n’ai rien fait pour le retrouver, pour revivre socialement. J’ai tout abandonné et j’ai accepté la prison. Une prison, une geôle, un isolement consenti, telle est ma damnation. Je n’ai plus aucune énergie, plus aucun besoin, plus aucun tracas, plus aucune envie, plus aucune vie. Le temps agit sur mon organisme comme un meurtrier consciencieux, il œuvre en silence avec mon lâche consentement. Il y a dans ce beau monde plusieurs façons de mourir: on peut mourir de vieillesse, dans son lit, en laissant agir la nature. On peut aussi périr bêtement en traversant une rue et se faire happer par l’un des nombreux véhicules grondants que la société moderne a inventés sans pouvoir maîtriser leurs effets néfastes. On peut tout aussi bien disparaître en héros moderne, en chevalier médiatique, en faisant des reportages risqués au Kosovo, en Afghanistan ou en Israël pour nourrir les besoins en informations d’une nation inculte et conditionnée pour consommer le futile autant que le superflu. Les événements ont choisi pour moi une autre forme de mort ou, plus exactement, j’ai choisi le dépérissement dans l’isolement, dans une prison digne et à la mesure de ma couardise morale, avec en prime le poids coupable d’une si longue absence si mal vécue, mal acceptée.
Depuis, mon allure physique s’est transformée. D’être fringant je suis devenu une épave humaine, grossissant à vue d’œil, négligeant toute propreté capillaire, délaissant rasoir et brosses en tout genre. Je ne m’alimente plus que d’ersatz de nourritures tant terrestres qu’intellectuelles, mais en quantité désordonnée, quasi continuellement pour que le vide, le néant, qui comblaient ma vie, disparaissent le temps d’un grignotage aléatoire. Dans cette prison, l’obèse est apparu et sa vie n’a plus aucun sens, une mort serait plus douce. Comme dans un jour sans fin, par routine, les subterfuges d’une existence prennent le pas sur mes états d’âmes morbides et prolongent la sensation morne d’être pour simplement être. Les gardiens de ma folie sont là pour me le rappeler: Internet, télévision, radio, voisinage, pauses naturelles, nourriture et parfois humour entretiennent l’illusion passive, alors que je ne réclame qu’une occlusion définitive, une mort clinique. Dans mon univers d’un appartement de soixante dix mètres carrés, j’accepte mon sort, ma déchéance, son absence parce que j’ai omis de vivre l’instant, de m’impliquer dans les moments essentiels et de déclarer à mon amie ma flamme, pour consumer avec elle un amour fort et passionnel. Mon cri de désespoir ne peut plus rien : « Bébé, reviens, je t’aime ! » Le mal est fait. Je vais errer dans mon monde, attendant la déchéance finale, implorant un changement radical d’état, il n’y a plus de vie dans mon désespoir. Je n’ai plus qu’à me pendre à la branche d’une étoile perdue dans une nuit morbide. C’est tout ce que je mérite, car je n’ai pas su. J’ai tout brisé, je n’ai pas tout fait. Mais en étais-je le maître ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Pourtant tout aurait pu, tout aurait dû être simple, beau, magique et pur,
comme je l’ai souvent rêvé. Mais non, il ne l’a pas voulu ainsi. Comme si tout malheur, que l’on ne peut maîtriser, dépendait de l’Etre suprême que l’on ignore tant qu’on n’a pas besoin de lui, tant qu’on n’a pas besoin d’un coupable facile. Et puis voilà, il n’y a plus, c’est la fin.