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L'assassinat

- Dès mon réveil, je sentais sa présence, elle était à côté de moi, dans l’autre moitié du lit. Elle avait, comme à l’accoutumée, passé la nuit en ma compagnie. Sa présence m’était devenue, avec le temps, insupportable. Elle s’était installée progressivement dans mon appartement et, de la même façon, la gêne, qu’elle me procurait, avait posé ses jalons dans mon univers. Tout avait changé entre nous. Dans le temps, j’appréciais sa présence, elle me permettait de me libérer de tous mes tracas. Je parlais et elle m’écoutait sans rien dire. Elle était là, ma complice muette. Avec elle, j’oubliais le monde extérieur. Elle devenait souvent ma muse inspiratrice, mes créations reflétaient sa marque de fabrique. Avec elle, je dois encore le dire, j’étais bien. Je ne sais pas ce qui s’est passé en elle ou en moi, tout avait changé. Elle prenait le pas sur tous mes gestes, sur toutes mes pensées.

 

 

Petit à petit, elle commençait à dominer mon esprit. Elle devenait suspicieuse, je dirais même jalouse. Depuis son installation dans mon humble demeure, elle ne me lâchait plus. Si j’écrivais sur mon PC, elle venait superviser ce que je créais. Si j’essayais de m’isoler en écoutant, casque sur les oreilles, de la musique, elle venait câlinante m’ôter le casque, me faisant comprendre qu’elle était bien présente et qu’elle ne désirait rien entre nous qui pût me distraire de son emprise. Cet état de fait me mettait les nerfs en pelote. Je tentais vivement de me maîtriser, mais rien n’y faisait. Quelques larmes s’échappaient souvent de mes yeux.

 

La maison aussi, par sa présence, avait changé. Puisqu’elle ne voulait plus voir personne, cela ne la gênait pas de la laisser en désordre. Quant à moi, je n’avais plus la force de lutter, je laissais faire. Des dossiers traînaient ça et là sur le sol. Sur

ceux-ci reposaient des assiettes sales, avec le reste du repas de la veille. De leur union impromptue naissait une colonie de taches diverses, grasses et colorées qui donnaient un genre négligé à tous mes travaux.

 

Quant à la cuisine, elle était devenue un vrai chantier. La vaisselle s’amoncelait dans l’évier, noirci par la décomposition de certaines sauces grasses et déchets divers.

Tout le pourtour de l’évier était gluant, crasseux. Les couverts étaient entassés pêle- mêle, en dépit du bon sens et prenaient des allures de tour de Pise.

 

Lorsque je voyais tout cela, je n’avais qu’une envie: fuir en silence, sortir de cet univers pollué par elle. Je ne l’appelais plus que comme cela “Elle” ou encore “L’autre”. Les petits noms, dont je l’affublais avant, ne lui seyaient plus. “L’autre” lui allait nettement mieux, avec tout ce que ce terme pouvait trimballer de notions d’envahissement, d’étouffement et d’emprise implacable. Quand je sortais de l’appartement, toujours derrière moi, pas trop loin, elle me surveillait, m’épiait avec toute la malignité qui la caractérisait. Dans mon travail, elle était toujours là, mais se tenait à distance. Elle n’osait pas me troubler quand j’entrais en contact avec d’autres. Elle me sentait revivre. Bien que cela l’ennuyait un peu, elle supportait ce moindre mal, pour mieux me récupérer après, pour mieux me vampiriser plus tard.

 

Je travaillais à la télévision, comme assistant-réalisateur occasionnel. Mon boulot, quand le planning voulait bien m’en donner, consistait à préparer tous les éléments techniques et artistiques nécessaires à la bonne fabrication d’une émission. Ainsi, le réalisateur, que j’assistais, pouvait faire son émission dans les meilleures conditions possibles. Pour cela, je devais me mettre en contact, dans des domaines tout à fait variés, avec différentes personnes : celles des autorités municipales pour obtenir des autorisations de tournage, celles des ateliers de production qui planifiaient tous les techniciens utiles à la fabrication du reportage, celles des services graphiques; mais aussi avec des comédiens et bien d’autres individus appartenant à d’autres corps de métiers.

 

Ces rapports fructueux et amicaux, que j’entretenais vivement avec ces diverses personnes, me faisaient oublier “L’autre”. Quant à elle, elle devenait timide et n’osait plus s’approcher de moi.

 

Une fois mon labeur terminé, elle revenait à la charge, se rapprochait de moi, se collait à moi comme une sangsue indécrottable. Il fallait battre le pavillon de la reddition tout de suite, car la lutte était devenue illusoire. Elle reprenait le pouvoir sur mon esprit. Elle devenait mon unique hantise, ma drogue quotidienne pernicieuse à laquelle je ne pouvais échapper. J’en avais assez, il fallait trouver une solution, trouver la force nécessaire pour m’en séparer. Il le fallait.

 

Un soir, ma volonté se matérialisa sous mes yeux. J’étais dans un bar, en train de siroter quelques alcools. Ma table était en retrait du comptoir, j’étais ainsi à l’abri

des plaisanteries oiseuses et des rires gras des habitués du zinc. J’échappais aux comptes-rendus des exploits sportifs de l’équipe parisienne, aux critiques des actions politiques de certains partis au pouvoir et autres brèves de comptoir. Tranquillement, je sirotais mon alcool pour oublier “L’autre”. C’est alors que je la vis. Elle vint s’asseoir à proximité de ma table, exactement à deux tables sur la droite.

 

Elle était ravissante. C’était une rousse, au teint clair et aux yeux bleus. Ses innombrables tâches de rousseur relevaient la blancheur de sa peau. Dans ses yeux emplis d’une certaine tristesse, je notai tout de suite le même désœuvrement que je vivais si mal. Et ce fut peut-être cela qui me décida d’agir. Après maintes approches maladroites, je lui adressai la parole. J’avais l’intuition qu’elle me comprendrait rapidement et Myriam le fit; car en engageant la conversation, j’appris qu’elle s’appelait ainsi.

 

- Moi, c’est Pierre !

 

Mon sourire, encore timide, l’avait charmé. Elle m’invita à parler librement. Je me mis à lui parler de tout et de rien. Elle sourit, puis se mit à rire avec ravissement. Je me sentais mieux, elle aussi. Ne voulant pas briser le charme qui avait délié nos langues et apprivoisé nos rires, j’eus la témérité de l’inviter à dîner, pour prolonger notre éphémère bonheur. En le faisant, je pensais à la tête de “L’autre” et, intérieurement, je savourais ce plaisir. Ce soir, j’avais pu me défaire d’elle, elle était restée à la maison.

 

Pendant le dîner, Myriam et moi fîmes plus amplement connaissance. Le courant passait si bien entre nous que, téméraire, j’ai osé lui parler de “L’autre” et de son emprise sur moi. Le sourire de Myriam se dissipa. Pendant un instant, j’avais cru avoir gaffé. Mais bien au contraire, mon aveu la soulagea d’une certaine façon. Elle me révéla à son tour le malaise qu’elle vivait, elle aussi, avec son “Autre”. Il avait décidé, avec un sans gêne sans nom, de vivre chez elle et de ne plus en déloger. Non seulement, il vivait à ses crochets, mais en plus se montrait extrêmement désagréable avec Myriam. Il la dénigrait, critiquant ses lectures, sa coiffure, son allure. Il n’arrêtait pas de la trouver moche et inculte, freinant en elle toute spontanéité et joie de vivre. Chapeautée par un ange gardien médisant, Myriam n’osait plus vivre. Elle se refermait sur elle-même, se confinant dans un mutisme inhumain pour ne plus avoir à lutter contre son “Autre”.

 

La similitude de nos situations ne fit que raffermir notre sympathie naissante; et pour qu’elle ne se transformât en une totale complicité, cela ne demanda que peu de temps. Nous étions résolument déterminés à agir l’un pour l’autre. Nous nous mîmes à élaborer un plan.

 

C’est ainsi qu’en compagnie de Myriam, je me mis à grimper les marches de l’escalier de mon immeuble, tout en parlant fort. Dans cet immeuble ancien de briques rouges de quatre étages, ma voix résonnait. Le rire de Myriam se faisait aigu et transperçait sûrement les parois de chaque appartement. Le quatrième étage fut enfin atteint. Ma voix et le rire de Myriam devinrent plus puissants. Il fallait que “L’autre” nous entende. Sous les moqueries de Myriam, je mis du temps à trouver la serrure, j’ouvris enfin la porte. Le désordre habituel régnait dans mon deux pièces. Myriam s’arrêta de rire pour prendre la mesure des dégâts; puis, me regardant, éclata de rire. J’en fis autant.

 

Nous avançâmes vers la chambre. “L’autre” était là, abasourdie. Les yeux mi-clos, elle ne comprenait pas ce qui se passait. Myriam et moi étions devant elle, le sourire aux lèvres.

 

-Bonjour, toi ! Je te présente Myriam. Myriam, l’autre ! Lançai-je.

 

“L’autre” ne disait mot. Elle souffrait intérieurement d’une douleur muette. Myriam, comme nous l’avions décidé, se frotta à moi, me susurrant des choses tendres à l’oreille. J’en rougissais de plaisir, comme notre mise en scène l’avait défini.

 

-D’accord, mets-toi à l’aise, je vais t’apporter ça !

 

Myriam commença à se dévêtir, je partis à la cuisine à la recherche de boissons alcooliques. La tête de “L’autre”, complètement hébétée, me remplissait de joie. Même si, dans notre jeu, Myriam et moi en rajoutions des tonnes, je n’aurais jamais pu imaginer, dans notre entreprise, un tel impact, une telle réussite. Quand je revins dans la chambre, près de Myriam, elle était entièrement nue. La beauté de son corps me remplit d’aise, mais pas autant que la vision du visage renfrogné de “L’autre”. Je tendis à Myriam la boisson confectionnée et, à mon tour, me dévêtis pour accomplir l’action finale de notre comédie. Myriam dégustait délicatement le savoureux breuvage, tout en émettant de petits cris de plaisir. La tension était à son comble. Je pensais que “L’autre” allait réagir, mais rien n’en fut. Je posai un dernier regard vers elle, puis je le détournai vers ma complice. Sous les yeux de “L’autre”, complètement abattue, Myriam et moi posâmes nos verres sur la commode. Puis, dans un même élan, nous nous jetâmes sur “L’autre”. Myriam lui tint fermement les membres, quant à moi, je m’occupai de sa gorge. “L’autre” se débattit, mais notre prise était trop forte pour elle. Mon étreinte atteignit son but, “L’autre” ne bougea plus. Je me relevai du lit pour contempler notre œuvre. Il n’y eut en nous aucun regret, nous venions de faire ce que nous avions décidé et nous en étions même fiers.

 

Il ne fallait pas en rester là. Nous ouvrîmes la fenêtre en grand, prîmes “L’autre” dans nos bras et précipitâmes, sans remords, le corps de “L’autre” du haut des quatre étages de l’immeuble. Personne ne nous vit. Sa chute se produisit dans un bruit sourd, presque imperceptible. Dans nos yeux se lisait aisément la satisfaction du travail bien fait. Myriam se tourna vers moi et me lança :

 

-A charge de revanche !

 

Je lui avais promis de l’aider à supprimer son “Autre” et je le ferai, aussi facilement que ce soir. Malgré l’abomination de notre assassinat, aucun remords ne nous inquiéta. J’étais fin prêt à recommencer pour Myriam. L’échange amoureux qui suivit n’en fut que plus délicieux, car j’étais enfin débarrassé de “L’autre”. Avec l’aide de Myriam, je venais de tuer... Ma solitude.

  

 

                                   seul arbre banc.jpg

 



04/04/2014
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