extrait "En toiles de fond", Le témoin.- recueil de nouvelles
Le témoin.
La mare de sang s’étalait sur le béton froid. Une tache d’un rouge aussi éclatant avait de quoi intriguer dans ce décor gris de chantier d’immeubles en construction. Alerté de façon anonyme, un duo de policiers arriva en voiture sur les lieux.
Les agents, à la vue de cette mare de sang, se mirent à rechercher un corps, une arme, une douille, une partie humaine ou animale, voire un élément quelconque pour expliquer l’apparition de cette flaque, mais ils ne trouvèrent rien.
L’un des policiers, Paul Mazard, scruta l’horizon proche du chantier déserté : il ne vit qu’une cabine téléphonique, située sur le même trottoir, à quelques mètres du bâtiment en construction et, de l’autre côté de la route, un groupe de maisonnettes dont l’une réservait son rez-de-chaussée à un débit de boissons. D’un signe de tête, il fit comprendre à son complice, Etienne Lombard, qu’il allait se rendre dans le bar pour interroger d’éventuels témoins. Lombard acquiesça, puis fit quelques pas vers la cabine téléphonique, alors que Mazard traversait la route.
Dans le bar, après s’être présenté au patron de l’établissement et aux quelques rares clients, Mazard posa des questions sur l’incident. Il ne recueillit aucune information lui permettant de résoudre l’énigme. Les consommateurs de ce bar n’avaient vu ni entendu quoi que ce soit.
De son côté, Lombard avançait précautionneusement vers la cabine, inspectant minutieusement cette partie du trottoir. Décroché, le combiné oscillait dans le vide de la cabine et sa sonnerie retentissait inlassablement "occupé". Lombard était proche de la cabine téléphonique, quand une main se posa brusquement sur son épaule. Surpris, Etienne se tourna avec appréhension vers l’individu. Ce n’était qu’un vieil homme au visage ridé, aux cheveux gris. Il dégageait une forte odeur d’ail. Son apparition soudaine, son aspect physique malingre avaient provoqué un certain émoi chez le policier. Dans son imperméable trop grand, l’homme s’approcha du visage du policier pour lui murmurer :
- Le meurtrier a utilisé un couteau !
- Ah bon ?
- Oui, j’ai tout vu. J’habite en face. Je suis venu prendre un peu l’air et voir les avancées de la construction. J’aime bien juger de la progression des travaux. J’ai entendu du bruit quand je me suis approché du chantier. Sur le moment, j’ai eu peur, puis je me suis avancé lentement et là j’ai vu deux hommes qui se battaient à mains nues. Ils gueulaient, gesticulaient, s’envoyaient des gnons sans se ménager. Perturbé, quasiment effrayé, j’allais partir quand j’ai vu l’un d’eux sortir un long couteau. «Je vais te faire la peau !» cria l’homme au couteau. “Tu es trop lâche pour faire ça !” rétorqua le deuxième homme. Mais la suite prouva le contraire. L’homme armé frappa au ventre et enfonça profondément la lame dans le corps de son adversaire. La victime, en hurlant, s’affala sur le sol et son agresseur profita de cet instant de panique pour s’enfuir. Il laissa sa victime agoniser, alors que celle-ci se tenait le ventre pour éviter que son corps ne se vide de tout son sang.
- Et alors ?
- L’homme poignardé retrouva un peu d’énergie et sortit de ses poches un objet. Sur le moment, je n’ai pas compris tout de suite ce que c’était. Mais en réalité, il tenait un portable. Il a dû composer un numéro de téléphone, car dix minutes plus tard une voiture noire est arrivée, deux hommes en sont descendus, se sont emparés du corps, l’ont déposé dans le véhicule, puis sont partis.
- Et durant tout ce temps, vous n’avez rien fait, s’étonna le policier.
- Eh bien non ! Je ne le pouvais pas !
- Et pourquoi cela ?
Le vieil homme se tut, le fixa intensément, donnant froid dans le dos au fonctionnaire assermenté. L’ancêtre regarda autour de lui, comme s’il devait confier un secret qui devait rester à l’abri d’oreilles indiscrètes; puis d’une voix calme et posée, détachant chaque mot, il confessa :
- Tout simplement, parce que je suis cet homme au couteau !
Le vieillard fit sortir de ses longues manches la lame et poignarda l’homme de la loi. Toute proche de la dalle qui entourait la cabine téléphonique, alors que la sonnerie "occupé" s’arrêta de retentir, une seconde mare de sang s’étala sur le béton froid.