extrait "En toiles de fond", Les médaillés de l’exploit.- recueil de nouvelles
Les médaillés de l’exploit.
Exploit, exploitation de ses capacités intellectuelles et physiques, domination de ses douleurs et peines, maîtrise de ses émotions et de ses nerfs, Johan avait médité sur tous ces paramètres pour être fin prêt le jour “J”. Il avait attendu avec impatience ce jour-là. Et pour cette noble cause, il s’était préparé des journées entières, ne négligeant aucun effort, aucun détail. Avec minutie et l’aide de sa sœur, il avait peaufiné son matériel, huilé les engrenages, lavé tous les rayons de son engin pour qu’il brille de mille feux, pour que, le jour de la grande finale, il soit efficace et rutilant. La veille, il avait ciré son casque en cuir pour que le noir de sa protection soit intense et inoubliable. Une victoire, comme celle qu’il espérait, ne devait souffrir d’aucune négligence, d’aucun défaut. Johan le savait et avait mis tout en œuvre pour réussir son exploit.
Quand il débarqua sur l’enceinte sportive, il respira fortement pour s’imprégner de l’air, des odeurs, des sons, de l’ambiance afin d’en retirer des pouvoirs insoupçonnés qu’il était le seul, dans cette arène, à capter. Aidé par sa sœur et ses parents, de la voiture, il fit descendre son engin, cet instrument avec lequel il allait faire corps pendant quelques instants grisants, avant de savourer le moment ultime et enivrant de la victoire, du moins l’espérait-il. Ses adversaires arrivèrent sur les lieux aussi et inspectèrent, avec leur entourage sportif et familial, l’enceinte de l’exploit. Tout de suite, Johan sentit que chez certains la petite flamme miraculeuse n’y était pas, celle qui décuplait les forces, les énergies; celle que le personnage de Rocky Balboa appelait “l’œil du tigre”, la force intérieure. Ils ne l’avaient pas. Un seul d’entre eux semblait la posséder, et encore Johan n’en était pas sûr. Il fallait tout de même s’en méfier.
Livrés à eux-mêmes, les concurrents se jaugeaient, tournaient en rond, attendaient que les officiels daignent inspecter leur matériel. Dans la tête de chacun, l’angoisse grandissait. Dès que l’être humain était confronté à lui-même afin qu’il puisse se dépasser, le trac naturel resurgissait. Les cœurs battaient en silence à l’extérieur, mais faisaient trembler intérieurement les corps de chaque athlète. Johan semblait être calme, alors que d’autres concurrents réfrénaient des tremblements nerveux. Dans la tribune du stade, ses parents, perdus dans l’assistance colorée, l’encouragèrent une dernière fois. Johan ferma les yeux pour y puiser une force mentale infinie.
- Messieurs, si vous voulez bien rejoindre vos places de départ !
Le starter les avait replongés dans la réalité, l’épreuve les attendait. Il fallait qu’ils se surpassent. L’officiel demanda s’ils étaient prêts, mais aucun d’eux ne fit attention à sa requête, tout concentré qu’ils étaient à attendre le coup de feu du départ. Pan ! Résonna le pistolet du starter. Pan ! Claqua un fouet rageur dans chaque cœur des concurrents.
Dès le départ, la lutte fut acharnée, chaque athlète voulant occuper la corde. Johan avait pris la tête avec une rage folle, bloquant ses adversaires derrière lui. Les roues crissaient, les mains lestes les guidaient avec force, les têtes se balançaient à un rythme étudié lors de chaque coup de roues. Les spectateurs hurlaient, agitaient leurs fanions, encourageaient leur poulain; mais ils étaient
trop loin de la piste pour perturber la concentration des coureurs, pour que ceux-ci puissent les entendre. Ils étaient tous dans un monde de silence ouaté où seulement le visuel, l’effort et la rage avaient le droit d’exister.
Au premier virage, il y eut une bousculade, Johan, étant devant, en réchappa. Mais deux engins perdirent de l’adhérence, se percutèrent et deux concurrents se retrouvèrent à terre. Sans aucune aide extérieure, comme le préconisait le règlement, ils remontèrent tant bien que mal sur leur engin. Johan prodiguait des efforts réguliers, comme il les avait programmés lors de ses divers entraînements. Le concurrent, qu’il avait jugé comme le plus redoutable, était derrière lui, à quelques tours de roues; il forçait sa cadence, alors que le peloton des autres athlètes était en arrière, retardé par la chute. Johan jugea la cadence de son adversaire trop désordonnée, pas assez étudiée et se concentra à nouveau sur la conduite de son engin, sur l’accomplissement de son plan de route. Il suait, soufflait, souffrait, mais avec une telle jouissance qu’aucune douleur ne vint titiller son corps ni ses membres ni son esprit. Il devait gagner, il allait gagner ! C’était le seul mot qui hantait sa tête, c’était le seul mal de tête qu’il acceptait.
Le premier tour de piste avait été accompli en moins de temps que prévu, Johan avait amélioré sa performance d’une seconde et douze centièmes, tant et si peu à la fois. L’esprit se vidait, le corps exultait, la mécanique humaine avait pris le pas sur le mental. L’instinct du battant, du guerrier dans l’âme était revenu hanter cette enceinte sportive. Les muscles et la volonté étaient les rois du stade. Les clameurs semblaient plus fortes. Il y avait une guerre inoffensive, mais pas tout à fait innocente, entre chaque clan de supporters. L’espace entre Johan et son adversaire direct se stabilisa, leurs efforts restèrent constants. Leurs souffles distincts résonnèrent et rythmèrent leur cadence.
Johan avait compris la manœuvre de son adversaire, il allait l’attaquer à l’abord du dernier virage, à l’entame de la dernière ligne droite. Aura-t-il encore la force de lui résister ? Son ennemi d’une compétition avait-il encore assez de réserve pour concrétiser son pressing ? Les mains se portèrent avec plus de puissance sur l’engin et accélérèrent le mouvement. L’attaque était imminente, les supporters de chaque groupe étaient de plus en plus angoissés, leurs ongles ne résistèrent plus à la pression, les voix se faisaient plus stridentes, leurs cris plus désespérés. Les roues mordaient la piste, créant de légers nuages de poussière. L’adversaire amorça son attaque, Johan résista à la grande surprise de son concurrent. Voûtés sur leur engin, les deux hommes étaient quasiment côte à côte, seule la courbure du virage les força à se décaler l’un de l’autre. Le choc et la collision étaient possibles, le drame plausible. Johan, comme il l’avait prévu, accéléra et accentua son avance. Ainsi, il laissa sur place son opposant qui ne comprenait plus rien à ce qui se passait. Il pesta, perdant un peu de cette si vitale énergie, de cette essentielle concentration. D’où lui venait ce surplus de vivacité, ce regain de rage et de courage, se demanda-t-il ? Johan ne se posait plus autant de questions, il fonçait vers le ruban tricolore qui délimitait son but ultime, son paradis suprême couronné par de grands frissons, qui devenait la concrétisation de toute une saison d’efforts, qui caractérisait son exploit. Ça y est ! L’adversaire avait lâché prise. D’un geste d’impuissance, il accepta sa défaite. A quelques mètres de la ligne d’arrivée, Johan avait le visage déformé par une mimique
horrible et rageuse où se mêlaient efforts, volonté, souffrances, peines et joies multiples.
La victoire était pour lui. Debout, les spectateurs étaient aussi acquis à sa juste cause. Dans un ralenti virtuel, propulsé par une dernière poussée volontaire, Johan coupa le ruban tricolore avec son buste avancé.
Sa mère en pleura de joie. Son père invoqua fièrement, à l’entourage proche, sa qualité de géniteur divin. Quant à sa sœur, elle dansa de joie. Johan, son satané frère, venait de remporter le titre de champion d’Europe handisport du 800 mètres en chaise roulante, catégorie membres inférieurs amputés. Une médaille dorée allait récompenser son exploit, sa victoire sur lui-même, sur sa recherche de sens dans une vie qui n’en avait plus aucun, depuis le jour où un autre champion du dépassement, non pas de soi, mais en côte, avec un handicap de 2,83 grammes d’alcool dans le sang, avait accompli l’exploit de rouler, avec son engin de mort de vingt chevaux vapeurs, à plus de 225 Km heure. Pour cet athlète du bitume et de l’accélérateur, son titre de gloire se matérialisa par le fait d’avoir fauché un jeune homme de dix-huit ans sur un vélo; à chacun sa médaille, à chacun son exploit.
Dans ce monde futile, on a les champions et les exploits que l’on mérite. Bravo Johan ! Merci chauffard !