Audiovisuel & Ecritures

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Outrageante

Depuis mon crash avec cette chipie, ma situation avait drôlement changé. J’avais tout perdu : biens, amis, dignité. Alors, j’errais comme le nouveau SDF que j’étais devenu. Parfois, des patrons de bistrot, des concierges conciliants me permettaient de trouver un abri au chaud où je pouvais me laisser aller à quelques rêveries.

 

Aujourd’hui, j’avais trouvé refuge dans le Mac Do géré par Jean Daniel, un black des Antilles à la carrure impressionnante, mais à la voix douce. Il m’avait permis de m’attabler dans un recoin du restaurant. De ce point d’observation, je pouvais voir les clients entrer, faire la queue au comptoir pour être servis, puis aller s’asseoir au rez-de-chaussée ou bien encore partir à la recherche d’une table au premier étage. Cette agitation m’amusait et me faisait pour un temps oublier mes ennuis. Si en plus, la générosité de Jean Daniel allait jusqu’à m’offrir un café chaud, tout serait pour le mieux. Et dans ces circonstances-là, j’étais aux anges. Même si des cris d’enfants ou d’adolescents irrévérencieux perturbaient ma tranquillité, j’étais bien, là. J’étais bien jusqu’au moment où elle arriva, où le destin malicieux me la fit remarquer.

 

J’avais sous les yeux un énergumène du genre féminin, emmitouflé dans un miteux manteau de fourrure acheté au rabais. Tout dans cette femme traduisait la mesquinerie, la radinerie, l’étroitesse d’esprit. Elle était vêtue comme une gamine d’un autre âge : avec une jupe courte si serrée qu’elle maltraitait la taille de la donzelle, taille qu’elle aurait souhaitée fine. Un pull étroit et gris, perdant ses poils de laine à tout va, recouvrait son buste. Ses jambes étaient enfermées dans des bas gris à larges coutures noires, pouvant masquer des varices disgracieuses. Chaussée de souliers noirs à haut talons, la femme semblait boiter, peu habituée à un tel exercice physique épuisant.

 

Elle s’assit à une table réservée pour quatre personnes et patienta. Elle pensait sûrement que son état de diva déchue l’autoriserait à être servie. Puis, constatant le peu de cas que lui apportait le personnel de cette indigne maison, elle souffla, tapotant la table en formica de ses doigts graciles, ornés de bagues de toutes sortes. Elle en possédait de petites dorées et d’énormes argentées, déformant ses mains qu’elle avait dû avoir belles dans le temps. Toutes ses phalanges étaient parées d’au moins un bijou, voire deux, à croire qu’elle avait fait une razzia dans une chaîne de distribution bon marché ou dans une bimbeloterie quelconque.

 

Elle avait l’air d’une poupée d’un autre âge, mais une poupée fripée, chiffonnée. Son visage ingrat, gonflé par des opérations ratées de chirurgie esthétique, était coiffé d’une chevelure raide et blondasse décolorée. Ses crins de cheveux étaient perlés de paillettes scintillantes, derniers vestiges d’une beuverie indigne d’une femme cinquantenaire, flirtant avec la prochaine soixantaine. Par ailleurs, son cou piqua ma curiosité, il était orné d’une sorte de large collier métallique. La finesse apparente de l’objet me fit penser qu’il n’était pas réel, qu’il était en quelque sorte peint sur la peau et peut-être même, ultime outrage de l’imbécillité, tatoué sur la peau du cou.

 

Cette femme vivait dans un autre monde, dans une autre époque. Elle était déjà morte et elle ne le savait pas. Elle s’accrochait à un passé. Elle s’agrippait à des souvenirs, à des temps de prospérité disparus, temps immémoriaux qu’elle avait peut-être elle-même détruits par des caprices de star abandonnée.

 

Énervée d’attendre, elle se leva de sa table et osa s’approcher du comptoir, boitant autant que lors de son arrivée dans le fast-food. Elle passa une commande, demandant à voir tous les articles, faisant perdre patience au serveur. Elle pinaillait sur tout : la couleur d’un abricot, l’aspect d’une tarte, la cuisson d’une frite ou le nombre de glaçons déposés dans le verre d’eau qu’elle avait exigé. Sa voix était aussi désagréable que son allure générale et elle mit rapidement tout le monde de mauvaise humeur, moi y compris. Elle avait gâché mon repos.

 

Quand elle régla enfin sa commande avec des chèques restaurants, exigeant d’être remboursée sur la différence, les serveurs soupirèrent d’aise. Elle retrouva sa place et engouffra son repas, en minaudant à chaque bouchée. Le petit doigt en l’air, alors qu’elle s’emparait d’une frite molle, elle fixa d’un air bovin la porte d’entrée de la boutique, espérant l’arrivée d’un messie égaré. Mais nul miracle ni prince charmant ne vint distraire sa triste réalité. Elle était à tout jamais prise à son propre piège, résultat de son délire de « jet setteuse » pique-assiette désargentée. Elle rêvait toujours, ses chimères avaient encore trop d’emprise sur elle. Il fallait qu’elle meure puisqu’elle n’était plus qu’un zombie ridicule, hors du temps, de son temps. Il fallait qu’elle disparaisse pour mettre fin à ses caprices qui ont rendu fous ses soupirants, trahis par feu ses charmes.

 

J’allais l’aider, j’allais accomplir ma dernière B.A., j’allais l’exécuter.  Je l’avais décidé : ce soir, je tuerai mon ex femme.

 

 

(Extraite d'un futur recueil de nouvelles: "Nouvelles en vrac"  



31/12/2014
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